29
Une forêt de pierre
Des acclamations montèrent de la foule.
Eragon était installé sur les gradins que les nains avaient construits à la base des remparts extérieurs de Bregan Hold. Sur les pentes du mont Thardûr, la forteresse occupait un mamelon arrondi, situé à un bon mile au-dessus de la vallée envahie par la brume. De là, on voyait sur plusieurs lieues dans toutes les directions, jusqu’à ce que la vue bute contre les montagnes. Comme Tronjheim et les autres cités naines qu’Eragon avait visitées, Bregan Hold était creusée dans la pierre, un granit dont la teinte rosée conférait une certaine chaleur aux salles et aux galeries. Solide bâtiment aux murs épais, la citadelle proprement dite, haute de cinq étages, se terminait par une flèche, avec, à son sommet, une gemme transparente en forme de goutte d’eau ; large comme deux nains, le cristal était tenu en place par quatre arcs de granit en ogive.
Orik avait expliqué à Eragon que cette gemme fonctionnait comme les lanternes sans flamme, sorte de phare qui, dans les grandes occasions ou bien en cas d’urgence, inondait la vallée de sa lumière dorée. Les nains l’appelaient Sindriznarrvel, la Gemme de Sindri. De nombreuses constructions se greffaient sur les flancs de la forteresse : quartiers des domestiques, des guerriers du Dûrgrimst Ingeitum, dépendances, étables, forges, et même un temple consacré au culte de Morgothal, dieu nain du feu et patron des forgerons. Au pied des hautes murailles lisses de la cité, des panaches de fumée montaient de petites maisons en pierre, demeures des fermiers établis dans les clairières avoisinantes.
Depuis que les trois enfants l’avaient escorté dans la cour principale en criant à la cantonade : « Argetlam ! Argetlam ! », Eragon avait découvert tout cela et bien plus encore en compagnie d’Orik, qui l’avait accueilli comme un frère.
Après l’avoir conduit aux bains, le nain avait veillé à ce qu’on le vête de pourpre et lui ceigne le front d’un cercle d’or. Il lui avait présenté Hvedra – un bout de femme aux longs cheveux, au regard pétillant et aux bonnes joues de pomme saine – en déclarant fièrement qu’ils s’étaient mariés deux jours plus tôt. Tandis qu’Eragon le félicitait et lui faisait part de son étonnement, Orik, gêné, dansait d’un pied sur l’autre.
— Ça me chagrine que tu n’aies pas assisté à la cérémonie, avait-il répondu. J’avais demandé à l’un de nos magiciens de contacter Nasuada pour qu’elle t’autorise à venir avec Saphira, mais elle a refusé de te transmettre le message pour ne pas te détourner de tes devoirs. Je ne lui en veux pas, bien sûr ; je regrette seulement que cette guerre t’ait empêché d’être présent à nos noces, et nous à celles de ton cousin. Nous sommes tous parents, comme tu le sais, selon la loi sinon par le sang.
— Et je serais heureuse que tu me considères aussi comme membre de la famille, Tueur d’Ombre, avait ajouté Hvedra, avec un fort accent nain. Tant que ce sera en mon pouvoir, Saphira et toi serez toujours les bienvenus à Bregan Hold, et vous y trouverez refuge en cas de nécessité, même si Galbatorix lui-même est à vos trousses.
Ému, Eragon s’était incliné devant elle :
— Ton offre généreuse me touche. Si ce n’est pas indiscret, pourquoi avez-vous décidé de vous marier maintenant, Orik et toi ?
— Nous comptions le faire au printemps, et puis…
— Et puis les Urgals ont attaqué Farthen Dûr, et puis Hrothgar m’a envoyé en promenade chez les elfes avec toi. À mon retour ici, quand les membres du clan m’ont choisi pour nouveau Grimstborith, nous avons pensé que le moment était idéal pour devenir mari et femme après nos longues fiançailles. Rien ne prouve que nous serons encore en vie dans un an, à quoi bon attendre, hein ?
— Ils t’ont donc élu chef de clan.
— Oui, Eragon. Le choix du nouveau chef du Dûrgrimst Ingeitum a soulevé quelques dissensions. Nous avons passé plus d’une semaine en discussions. À la fin, les familles se sont mises d’accord pour que je succède à Hrothgar, puisque j’étais son seul héritier désigné.
À présent, assis sur les gradins près d’Orik et de Hvedra, Eragon regardait les joutes en mangeant le pain et le mouton que les nains lui avaient apportés. La tradition voulait qu’une famille bien pourvue en or offre un spectacle de tournoi aux invités du mariage. Celle de Hrothgar était si riche que les jeux duraient déjà depuis trois jours et se poursuivraient pendant quatre autres, avec des épreuves de toutes sortes : lutte, tir à l’arc, escrime, démonstrations de force, et le Ghastgar qui était en cours.
Aux deux extrémités d’une lice herbeuse, deux nains montés sur des Feldûnosts blancs fonçaient l’un vers l’autre. Les bouquetins des montagnes cornus couvraient soixante-dix pieds à chaque bond. Le nain de droite était équipé d’un petit bouclier rond fixé à l’avant-bras, il ne portait pas d’armes ; celui de gauche n’avait pas de bouclier et brandissait un javelot.
Eragon retenait son souffle tandis que les adversaires se rapprochaient. Lorsque les Feldûnosts ne furent plus qu’à une trentaine de pas l’un de l’autre, le nain au javelot lança son arme. L’autre ne chercha pas à se couvrir. D’une main vive, il saisit le projectile par la hampe et le leva bien haut sous les bravos de la foule. Eragon se joignit au tumulte, applaudissant avec enthousiasme.
— Joli ! s’exclama Orik en riant.
Et il vida sa chope d’hydromel. Sa cotte de mailles rutilait sous le soleil déclinant. Il arborait un heaume incrusté d’or, d’argent et de rubis ; cinq bagues de taille impressionnante ornaient ses doigts, et il avait, comme toujours, sa hache à la ceinture. Hvedra était encore plus richement parée dans sa robe somptueuse, rehaussée de broderies, avec, au cou, des colliers de perles et d’or torsadé ; un peigne d’ivoire dans lequel était sertie une émeraude grosse comme le pouce retenait sa chevelure.
Toute une rangée de nains se leva. Ensemble, ils embouchèrent des trompes recourbées, dont les notes cuivrées retentirent jusque dans les montagnes. Puis un héraut au torse puissant s’avança pour proclamer le nom du vainqueur en langue naine et appeler les concurrents suivants à prendre place pour le Ghastgar.
Quand le maître de cérémonie se tut, Eragon se pencha vers Hvedra et demanda :
— Tu nous accompagneras à Farthen Dûr ?
Secouant la tête, elle répondit avec un grand sourire :
— Je ne peux pas. En l’absence d’Orik, il faut que je reste ici pour veiller aux affaires du Dûrgrimst Ingeitum, afin qu’il ne trouve pas ses guerriers affamés et sa fortune dilapidée à son retour.
Gloussant de satisfaction, Orik tendit sa chope vide en direction d’un serviteur qui se tenait à quelques pas d’eux. Le petit homme se précipita pour la lui remplir tandis qu’il expliquait avec une pointe de fierté :
— Hvedra ne se vante pas, tu sais. Non contente d’être ma femme, elle est aussi… Zut, il n’y a pas de mot pour ça dans votre langue. Elle est la grimstcarvlorss du Dûrgrimst Ingeitum. Ce qui signifie… la gardienne de la maison, la grande organisatrice. Elle a pour devoir de veiller à ce que les familles du clan paient leur dîme à Bregan Hold, à ce que les troupeaux soient conduits dans les pâturages appropriés au bon moment, à ce que nos réserves de grain comme de nourriture pour les bêtes ne baissent pas trop, à ce que les femmes de l’Ingeitum tissent en quantité suffisante, à ce que nos guerriers soient bien équipés, nos forgerons, bien pourvus en métal ; bref, à ce que le clan soit géré de manière à s’enrichir et à prospérer. Nous avons un dicton, chez nous : « Une bonne grimstcarvlorss fait la fortune du clan. »
— Tout comme une mauvaise peut le détruire, ajouta Hvedra.
Orik lui prit la main :
— Et Hvedra est la meilleure qui soit. Ce n’est pas un titre héréditaire. Il faut s’en montrer digne pour obtenir ce poste. Il est rare que l’épouse du chef de clan soit également grimstcarvlorss. En cela, j’ai beaucoup de chance.
Ils rapprochèrent leurs têtes pour se frotter le nez. Gêné, Eragon se détourna ; il se sentait seul, exclu.
En se redressant, Orik but une gorgée d’hydromel et reprit :
— Il y a eu des grimstcarvlorss célèbres dans notre histoire. On prétend que les chefs de clan ne sont bons qu’à se déclarer la guerre et que les grimstcarvlorss préfèrent que nous passions notre temps à nous quereller afin que nous n’intervenions pas dans leurs affaires.
— Allons, Skilfz Delva, tu sais bien que ce n’est pas vrai, objecta Hvedra. Au moins, pas entre nous.
— Hmm.
Orik posa son front contre celui de son épouse, et, de nouveau, ils se frottèrent le nez.
Eragon reporta son attention sur la joute en cours, tandis que la foule sifflait et lançait des quolibets. Pris de panique au moment critique, l’un des concurrents du Ghastgar avait tiré son Feldûnost de côté et cherchait à fuir l’adversaire. Le nain au javelot lancé à sa poursuite fit deux tours de lice derrière lui. Lorsqu’il l’eut presque rattrapé, il se dressa sur ses étriers et lança son arme, frappant le lâche derrière l’épaule gauche. Avec un cri de douleur, le malheureux tomba de sa monture, le poing crispé sur le projectile planté dans sa chair. Un guérisseur se précipita pour le soigner. Bientôt, la foule tournait le dos à ce triste spectacle.
Orik retroussa les lèvres en une mimique de dégoût :
— Répugnant ! Ce garçon a déshonoré sa famille, qui ne s’en remettra pas avant des années. Je regrette que tu aies assisté à cet acte méprisable.
— Il est toujours pénible de voir quelqu’un se couvrir de honte.
Tous trois gardèrent le silence pendant les deux joutes qui suivirent, puis Orik surprit Eragon en lui agrippant le haut du bras :
— Tu aimerais voir une forêt de pierre ?
— Une forêt de pierre ? Ça n’existe pas. Sauf si elle est sculptée.
— Celle-là n’est pas sculptée, et elle existe. Alors ? Tu aimerais la voir ?
— Si ce n’est pas une plaisanterie… oui, cela me plairait beaucoup.
— Ah ! Je suis heureux que tu aies accepté. Je ne plaisante pas le moins du monde, et je te promets que, demain, tu marcheras parmi des arbres de granit. C’est l’une des merveilles des Beors. Tous les invités du Dûrgrimst Ingeitum devraient avoir la chance de la visiter.
*
Le lendemain matin, Eragon se leva de son lit trop petit dans sa chambre de pierre au plafond bas et au mobilier de taille réduite ; il se débarbouilla dans une cuvette d’eau froide et, par habitude, il chercha mentalement l’esprit de Saphira. Rien. Il ne rencontra que ceux des nains et des animaux alentour. Accablé par un profond sentiment d’isolement, il chancela, s’accrocha à la table de toilette et resta là, le souffle coupé, tétanisé, incapable de réfléchir tandis que des taches rouges dansaient devant ses yeux. Enfin, il soupira et inspira à fond.
« Elle me manquait au retour de Helgrind, mais au moins je savais que je rentrais le plus vite possible. Cette fois, je m’éloigne d’elle, et j’ignore quand nous serons de nouveau réunis. »
Lorsqu’il se fut ressaisi, il se vêtit et s’aventura dans les couloirs de Bregan Hold, saluant sur son passage les nains qui lui lançaient des « Argetlam ! » enthousiastes.
Il trouva Orik avec douze des siens dans la cour de la citadelle, occupés à seller un train de solides poneys dont l’haleine formait des panaches de vapeur blanche dans l’air froid. Eragon se faisait l’effet d’un géant parmi ces petits hommes trapus qui s’affairaient autour de lui.
— Ah, Eragon ! s’exclama Orik. Nous avons un âne pour toi à l’écurie si tu veux une monture.
— Je te remercie, je préfère aller à pied.
— Libre à toi.
Lorsqu’ils furent prêts à partir, Hvedra, en longue robe à traîne, descendit le grand escalier de l’entrée principale : elle tendit à Orik un olifant d’ivoire à l’embouchure et au pavillon incrustés d’or.
— Il appartenait à mon père, au temps où il chevauchait avec le Grimstborith Aldhrim, dit-elle. Je te le donne pour que tu te souviennes de moi pendant ton voyage.
Elle poursuivit en langue naine, si bas qu’Eragon l’entendait à peine. Orik se pencha, leurs deux fronts se touchèrent, puis il se redressa sur sa selle, porta l’olifant à ses lèvres et souffla. Une note aux sonorités chatoyantes s’enfla dans l’air, jusqu’à ce que toute la cour résonne à en vibrer. Deux corbeaux s’envolèrent d’une tour avec des croassements affolés. Un frisson d’excitation parcourut Eragon. Il avait hâte de se mettre en route.
Levant la trompe au-dessus de sa tête, Orik regarda Hvedra une dernière fois, éperonna son poney, trotta jusqu’aux grilles de Bregan Hold, et mit le cap vers l’est et le fond de la vallée, suivi par Eragon et les douze autres nains.
Trois heures durant, ils longèrent un sentier creusé par les passages sur les pentes du mont Thardûr, grimpant toujours plus haut. Tout en veillant à ce qu’ils ne se blessent pas, les nains imposaient une allure soutenue à leurs poneys, trop lente cependant au goût d’Eragon, qui aurait couru plus vite s’il avait été seul. Impatient, il rongeait son frein en silence. À quoi bon protester ? C’était inévitable lorsqu’il ne voyageait pas en compagnie d’elfes ou de Kulls.
Il frissonna, resserra les pans de sa cape. Le soleil n’avait pas franchi la crête des Beors, et l’humidité persistait. Pourtant, la matinée était bien avancée.
Ils arrivèrent sur un plateau de granit large de plus de mille pieds, que bordait une curieuse formation naturelle, une falaise faite de piliers octogonaux. Des voiles de brume mouvante cachaient le bout du plateau.
Orik leva haut la main et déclara :
— Nous y voici : Az Knurldrâthn.
Perplexe, Eragon fronça les sourcils. Il avait beau regarder de tous ses yeux, il ne distinguait rien d’intéressant en ce lieu désolé.
— Je ne vois pas de forêt de pierre, dit-il.
Orik descendit de son poney et confia les rênes au guerrier le plus proche.
— Viens avec moi, Eragon, si tu veux bien.
Il accompagna le nain jusqu’au banc de brouillard, à petits pas pour ne pas le dépasser. La brume humide et fraîche lui mouillait le visage. Elle était si dense qu’elle engloutissait le paysage, les enveloppait dans une grisaille omniprésente à l’intérieur de laquelle il n’y avait plus de haut, plus de bas, plus de repères. Imperturbable, Orik poursuivait son chemin avec assurance tandis qu’Eragon, désorienté, hésitait à poser les pieds et tendait le bras devant lui pour ne pas buter contre d’éventuels obstacles.
Orik s’arrêta au bord d’une légère fissure dans le granit du sol.
— Que vois-tu, à présent ? s’enquit-il.
Plissant les yeux, Eragon scruta le gris monotone autour de lui. En apparence, rien n’avait changé. Il ouvrait la bouche pour le dire quand, sur sa droite, il remarqua des irrégularités dans la masse de brouillard, une alternance de motifs plus clairs et plus foncés qui demeuraient fixes. Peu à peu, d’autres zones statiques lui apparurent, taches abstraites, contrastées, qui ne dessinaient rien de précis.
— Je ne…, commençait-il quand un souffle de brise lui ébouriffa les cheveux.
Sous la douce caresse du vent naissant, la brume s’estompa, et les ébauches de formes indistinctes se solidifièrent en de gros troncs couleur de cendre, aux branches nues et tourmentées. Des dizaines d’arbres les entouraient, Orik et lui, pâles squelettes d’une forêt ancienne. Il posa la paume sur un tronc. L’écorce était aussi froide et dure qu’une roche. Des lichens décolorés s’accrochaient à sa surface. Des picotements parcoururent la nuque d’Eragon. Il n’était pas très superstitieux, mais l’étrange demi-jour, la brume fantomatique et les silhouettes des arbres mystérieux ranimaient en lui l’étincelle de la peur.
Il s’humecta les lèvres :
— Qu’est-ce qui a causé ce phénomène ?
Orik haussa les épaules :
— Certains prétendent que Gûntera les a plantés là quand il a créé l’Alagaësia à partir du néant. D’autres affirment qu’Helzvog les a faits, parce que la pierre est son élément et que le dieu de la pierre peut bien avoir des arbres de pierre dans son jardin. D’autres encore pensent qu’autrefois c’étaient des arbres ordinaires et qu’un terrible cataclysme survenu il y a une éternité les a ensevelis sous terre ; alors, ils sont devenus terre eux-mêmes, et ils se sont pétrifiés.
— C’est possible ?
— Seuls les dieux le savent. Qui d’autre aurait l’explication à toutes les énigmes du monde ? Nos ancêtres ont découvert les premiers de ces arbres en extrayant le granit ici il y a plus de mille ans. Hvalmar Lackhand, Grimstborith du Dûrgrimst Ingeitum à l’époque, a ordonné qu’on cesse d’exploiter la carrière et envoyé ses tailleurs de pierre pour sortir les arbres de leur gangue de granit au burin. Quand ils en ont eu dégagé cinquante, Hvalmar a compris qu’il y avait peut-être des centaines, voire des milliers de ces arbres ensevelis dans le flanc du mont Thardûr, et il a renoncé au projet. Le lieu a cependant enflammé l’imagination de notre race, et, depuis, des knurlan de tous les clans sont venus ici pour continuer à arracher les arbres aux griffes de la montagne. Il y en a même qui ont voué leur vie à cette tâche. Nous envoyons aussi les enfants difficiles sortir un ou deux arbres de leur linceul de granit sous la surveillance d’un maître maçon. C’est devenu une tradition.
— Le travail doit être fastidieux.
— Il leur donne le temps de se repentir.
Orik marqua une pause, tapota sa barbe tressée et ajouta :
— J’ai moi-même passé quelques mois ici quand j’étais un jeune indiscipliné de trente-quatre printemps.
— Et tu t’es repenti ?
— Eta. Non. C’était trop… fastidieux. Au bout de plusieurs semaines, je n’avais encore dégagé qu’une seule branche. Lassé, je me suis enfui et acoquiné avec un groupe de Vrenshrrgn.
— Des nains du clan Vrenshrrgn ?
— Knurlagn du clan Vrenshrrgn : les Loups de la Guerre, les Loups Guerriers, je ne sais pas comment vous les appelez dans votre langue. Je me suis acoquiné avec eux, je me suis soûlé à la bière, et, pendant qu’ils chassaient le Nagra, j’ai décidé que moi aussi, je devrais tuer un de ces sangliers et l’offrir à Hrothgar pour apaiser sa colère contre moi. Ce n’est pas ce que j’ai fait de plus intelligent. Même nos guerriers les plus habiles hésitent à chasser le Nagra, et je n’étais encore qu’un gamin. Quand j’ai émergé des brumes de l’alcool, je m’en suis voulu et me suis traité d’imbécile. Trop tard pour revenir en arrière. Je m’y étais engagé solennellement, je n’avais plus qu’à tenir ma promesse.
Orik s’interrompit.
— Et alors ? le relança Eragon. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Oh, j’ai tué mon Nagra, avec l’aide des Vrenshrrgn. Mais il m’a encorné, blessé à l’épaule et envoyé valser dans les branches d’un arbre voisin. Les Vrenshrrgn ont dû nous porter, le Nagra et moi, jusqu’à Bregan Hold. Le sanglier a eu l’effet voulu sur Hrothgar, il en était ravi, et moi… Moi, malgré les soins de nos meilleurs guérisseurs, j’ai passé tout un mois au lit, ce qui, d’après Hrothgar, était une punition suffisante pour avoir désobéi à ses ordres.
— Il te manque, hein ? observa Eragon après une pause.
Orik resta quelques instants silencieux, le menton contre sa poitrine, puis il frappa le granit du manche de sa hache, et le bruit sec se répercuta parmi les arbres de pierre.
— Près de deux siècles se sont écoulés depuis le dernier dûrgrimstvren, Eragon, la dernière guerre des clans à avoir déchiré notre nation. Et, par la barbe noire de Morgothal, nous sommes à deux doigts d’en vivre une autre.
— Maintenant ? s’exclama Eragon, atterré. Ça va si mal que ça ?
— Pire encore. De mémoire de nain, jamais les tensions n’ont été aussi fortes. La mort de Hrothgar et l’invasion de l’Empire par Nasuada ont enflammé les passions, exacerbé les vieilles rivalités, conforté dans leurs opinions ceux qui pensent que lier notre sort à celui des Vardens serait de la folie.
— Comment peuvent-ils croire cela, alors que Galbatorix a déjà attaqué Tronjheim avec les Urgals ?
— Ils ont la certitude que Galbatorix est invincible, et les nôtres sont sensibles à cet argument. Peux-tu affirmer sans mentir que, si Saphira et toi deviez affronter le tyran aujourd’hui, vous parviendriez à le battre ?
— Non, répondit-il, la gorge nouée.
— C’est ce que je craignais. Les opposants aux Vardens se couvrent les yeux et ne voient pas la menace que représente Galbatorix. Ils prétendent qu’en offrant l’asile aux Vardens, en vous accueillant, Saphira et toi, nous avons donné au roi félon des raisons de nous faire la guerre qu’il n’aurait pas eues sans cela. Ils s’imaginent qu’en vivant cachés, en restant entre nous dans nos grottes et nos tunnels, nous n’aurons rien à craindre de Galbatorix. Ils ne comprennent pas que la soif de pouvoir insatiable qui l’anime ne lui laissera pas de repos tant que l’Alagaësia entière ne sera pas soumise et à ses pieds.
Orik secoua la tête ; les muscles de ses avant-bras se crispèrent tandis qu’il pinçait le tranchant de sa hache :
— Je ne permettrai pas que les nôtres se terrent comme des lapins affolés jusqu’à ce que le loup qui rôde dehors les débusque et les dévore jusqu’au dernier. Nous devons continuer à lutter dans l’espoir d’abattre enfin Galbatorix. Et je ne permettrai pas non plus que notre nation se désagrège en sombrant dans une guerre clanique. Les circonstances étant ce qu’elles sont, un nouveau dûrgrimstvren détruirait notre civilisation et pourrait entraîner la perte des Vardens. Pour le bien de mon peuple, Eragon, je compte postuler au trône. Les Dûrgrimstn Gedthrall, Ledwonnû et Nagra se sont d’ores et déjà engagés à me soutenir. Il y a, hélas, trop d’obstacles entre la couronne et moi ; il ne me sera pas facile d’obtenir assez de voix pour devenir roi. Eragon, j’ai besoin de savoir si je peux compter sur toi pour m’aider dans cette entreprise.
Les bras croisés, le jeune homme alla d’un arbre à un autre, puis revint sur ses pas :
— Si je t’apporte mon soutien, les autres clans risquent de se retourner contre toi. Non seulement tu demanderas alors à ton peuple de s’allier aux Vardens, mais aussi d’accepter un Dragonnier comme un des leurs, ce qu’ils n’ont encore jamais fait, et je doute fort qu’ils le fassent aujourd’hui.
— J’y perdrai certains votes, j’en gagnerai aussi. C’est à moi d’évaluer les risques. Tout ce que je veux savoir, c’est si tu me soutiendras… Tu semblés hésiter, pourquoi ?
Évitant le regard d’Orik, Eragon fixait une racine à ses pieds :
— Tu te soucies du bien de ton peuple, et à juste titre. Mes préoccupations sont cependant plus vastes, puisqu’elles recouvrent le bien des Vardens, des elfes et de tous ceux qui s’opposent à Galbatorix. Suppose que… que tes chances d’obtenir la couronne soient à peu près nulles et qu’un autre chef de clan soit en mesure de la décrocher parmi les sympathisants des Vardens…
— Aucun Grimstborith n’est plus favorable aux Vardens que moi !
— Je ne remets pas ta loyauté en cause, objecta Eragon. Toutefois, si la situation que je viens d’exposer se produisait et que mon soutien permette à ce chef de clan de devenir roi, pour le bien de ton peuple et pour celui de toute l’Alagaësia, ne devrais-je pas le lui accorder ?
Avec un calme glacial, Orik lui répondit :
— Tu as engagé ta vie en jurant sur le Knurlnien, Eragon. Selon les lois de notre royaume, même si cela déplaît à certains, tu es membre du Dûrgrimst Ingeitum à part entière. En t’adoptant, Hrothgar a fait une chose sans précédent dans notre histoire, une chose que rien ne peut défaire, à moins que je ne te bannisse de notre clan en ma qualité de Grimstborith. Si tu te retournes contre moi, tu me couvriras de honte devant notre peuple, qui me retirera sa confiance. De plus, tu prouveras à tes détracteurs que nous aurions tort de nous fier à un Dragonnier. Les membres du clan ne renient pas les leurs au profit d’autres clans, Eragon. C’est mal vu, et tu risques de te réveiller une nuit avec un couteau planté dans le cœur.
— C’est une menace ? s’enquit Eragon avec la même froideur.
Orik jura et frappa de nouveau le granit de sa hache :
— Non, bien sûr ! Pour rien au monde je ne toucherais à un cheveu de ta tête ! Tu es mon frère adoptif, le seul Dragonnier qui ne soit pas sous l’emprise de Galbatorix, et, pour couronner le tout, j’ai de l’affection pour toi après tous ces voyages ensemble. Jamais je ne te ferai de mal, mais le reste de l’Ingeitum ne sera pas aussi tolérant. Ce n’est pas une menace, c’est la vérité nue. Si le clan apprend que tu as donné ton suffrage à un autre, je ne serai peut-être pas en mesure de contenir sa colère. Tu as beau être invité, protégé par les règles de l’hospitalité, si tu parles en faveur d’un autre, l’Ingeitum s’estimera trahi, et nous ne tolérons pas les traîtres parmi nous. Est-ce que tu comprends, Eragon ?
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? s’écria-t-il en faisant les cent pas devant Orik. J’ai également prêté serment à Nasuada, et ce sont les ordres qu’elle m’a donnés.
— Et tu as juré fidélité au Dûrgrimst Ingeitum ! rugit le nain.
Eragon s’arrêta et le dévisagea :
— Tu voudrais que je sacrifie l’Alagaësia entière pour conserver ton rang ?
— Ne m’insulte pas, je te prie !
— Alors, ne me demande pas l’impossible, s’il te plaît ! S’il apparaît probable que tu accèdes au trône, je te soutiendrai, et sinon, non. Tu t’inquiètes du Dûrgrimst Ingeitum et de ton peuple dans son ensemble. Moi, le devoir m’impose de m’inquiéter de vous ainsi que de toute l’Alagaësia, et je ne peux pas me permettre de vous offenser, toi, ton… pardon, notre clan, et le reste du royaume des nains.
Orik se radoucit :
— Il existe un autre moyen, Eragon. Ce serait plus délicat pour toi, mais cela résoudrait ton dilemme.
— Ah oui ? Et quelle serait cette solution miraculeuse ?
Glissant sa hache dans sa ceinture, Orik s’avança, lui prit les deux bras et le regarda de dessous ses sourcils broussailleux :
— Aie confiance en mon jugement, Eragon le Tueur d’Ombre. Accorde-moi la même loyauté que si tu étais né au sein du Dûrgrimst Ingeitum. Ceux qui sont sous mes ordres ne donneraient pas leur voix à un autre clan contre leur Grimstborith. Si ce dernier commet une erreur, il en porte seul la responsabilité. Cela étant, je suis conscient de tes préoccupations.
Il baissa les yeux, marqua une pause et reprit :
— Si je n’ai aucune chance d’être roi, je m’en apercevrai, crois-moi. Le désir de pouvoir ne m’aveuglera pas. Si cela devait arriver – et j’en doute –, je donnerais ma voix à un autre candidat, car je n’ai pas plus que toi envie de voir élire un Grimstborith hostile aux Vardens. En donnant ma voix à cet autre pour qu’il accède au trône, je mettrais à son service le statut et le prestige de tout l’Ingeitum, dont toi puisque tu en es membre. Me feras-tu confiance, Eragon ? M’accepteras-tu pour Grimstborith à l’instar de mes autres sujets qui ont prêté serment ?
Le jeune Dragonnier gémit et s’adossa à un arbre de pierre ; calant sa tête contre le tronc froid et rugueux, il contempla le blanc réseau tortueux des branches environnées de brume. Sa confiance ! Orik lui demandait sa confiance, rien que ça ! Ce qu’il aurait le plus de mal à lui accorder. Malgré son amitié pour le nain, il répugnait à se mettre sous son autorité dans des circonstances aussi graves. Il y perdrait encore en liberté, et abdiquerait du même coup une part de ses responsabilités envers l’Alagaësia, ce qui ne l’enchantait pas. Il avait l’impression d’être suspendu au-dessus d’un gouffre, de lutter pour ne pas lâcher prise par crainte d’une chute mortelle pendant qu’Orik l’encourageait, s’efforçait de le convaincre qu’il y avait une plate-forme un peu plus bas.
— Je ne serai pas un serviteur soumis que tu commanderas à ta guise, dit-il. En ce qui concerne le Dûrgrimst Ingeitum, j’obéirai ; pour le reste, je garderai mon libre arbitre.
Orik hocha la tête avec gravité :
— Je ne m’inquiète pas des missions que Nasuada pourrait te confier, ni de savoir qui tu tueras en combattant l’Empire. Non, ce qui trouble mon sommeil quand je devrais dormir comme Arghen dans sa grotte, c’est de t’imaginer essayant d’orienter le vote du conseil des clans. Toutes nobles que soient tes intentions – et elles le sont –, tu connais mal notre politique, même si Nasuada t’a bien fait la leçon. C’est mon domaine, Eragon. Laisse-moi conduire mes affaires comme je le jugerai approprié. Hrothgar m’a formé pour cette tâche depuis mon plus jeune âge.
Eragon soupira. Il eut la sensation de tomber en déclarant :
— Très bien. Je me rangerai à ton avis quant à la succession au trône, Grimstborith Orik.
Un large sourire éclaira le visage du nain. Il pressa les bras d’Eragon avant de les relâcher :
— Ah, merci ! Merci, mon ami. Tu ne sais pas à quel point c’est important pour moi. C’est généreux de ta part, très généreux. Je ne l’oublierai jamais, même si je vis jusqu’à deux cents ans et que ma barbe traîne par terre.
Eragon ne put s’empêcher de rire :
— J’espère qu’elle s’arrêtera de pousser avant. Tu te prendrais les pieds dedans !
— C’est bien possible, commenta Orik en riant, lui aussi. De toute façon, Hvedra me la couperait dès qu’elle atteindrait mes genoux. Elle a des idées très précises sur la longueur qui sied à une barbe.
*
Ils quittèrent la forêt mystérieuse, Orik menant la marche à travers la brume qui tourbillonnait entre les troncs pétrifiés. Lorsqu’ils eurent rejoint les douze guerriers nains, le groupe descendit la pente du mont Thardûr, traversa la vallée en arrivant en bas, puis s’engagea dans un tunnel creusé dans la roche, si habilement masqué que jamais Eragon n’en aurait trouvé l’entrée seul.
C’est avec regret qu’il laissa derrière lui le pâle soleil et l’air frais des montagnes pour s’enfoncer dans un souterrain large de six pieds et haut de huit, trop bas de plafond à son goût. Droit comme une flèche, le couloir se prolongeait à perte de vue. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Eragon eut tout juste le temps d’apercevoir Farr qui refermait la porte de granit. Le groupe fut aussitôt plongé dans l’obscurité complète. Quelques instants plus tard, quatorze boules lumineuses de différentes couleurs apparurent : les nains avaient sorti des lanternes sans flamme de leurs sacoches de selle, et Orik lui en tendait une.
Tandis qu’ils cheminaient sous la montagne, les sabots des poneys claquaient sur le sol de pierre, remplissant l’espace d’échos discordants ; on aurait dit les cris de douzaines de fantômes déchaînés. Eragon grimaça. Il lui faudrait subir cette cacophonie sur des lieues et des lieues, puisque le tunnel se terminait à Farthen Dûr. La tête rentrée dans les épaules, les mains crispées sur les courroies de sa hotte, il s’imagina avec Saphira, haut dans le ciel parmi les nuées.